28 février 2018

NOMADES ' LAND






Train du soir. Les voyageurs rentrent du travail.
Je regarde furtivement autour de moi.
Tous seuls. Tous connectés.
Le TER voisin me renvoie la même image.
Des passagers rivés à leur mobile, voire à leur ordi portable.

A ma droite, deux jeunes femmes s'amusent, 
des sœurs peut-être. Entre elles, un smartphone.
Voilà le voyage ferroviaire aujourd'hui.
On serait en car, ce serait pareil.

Ce soir, je ne consulte pas mon auxiliaire relationnel.
Il n'y a ni urgence, ni mort d'hormones.
Un choix assumé, histoire de se souvenir.
J'ignore depuis quand le téléphone a coupé 

le fil de nos échanges dans les transports...
Il me semble d'un autre siècle, le dernier sûrement, 
quand de joyeux équipages devisaient 
en regagnant leurs foyers respectifs.
Quand une banalité était promue bavardage.

Des sympathies naissaient.
Des liens se tissaient.

Des sourires se croisaient.
Nous prenions le temps de tourner la tête 
vers les paysages traversés, de rêver 
au coucher du soleil.
Maintenant me voilà dans un compartiment de taiseux,
d'individus tenant leur bidule hypnotique,
d'automates inexpressifs et sourds. 
A ce train-là, ils passeront à côté du terminus.
 

24 février 2018

EN MARAUDE AVEC LA CROIX-ROUGE / LES FEES DU NAUFRAGE SOCIAL












Vendredi 23 février 20H30. Je me présente ponctuel au rendez-vous d'Elodie, la responsable des maraudes de la Croix-Rouge du Haut-Rhin, rue Vauban à Mulhouse. Depuis quelques années, je participe en qualité de reporter à une tournée nocturne du Samu social. J'ai le privilège envié ce soir d'intégrer une équipe exclusivement féminine, ce qui ne devrait pas arriver, mais ma présence assure la mixité. Elodie s'occupe du recrutement des maraudeurs. Ils sont environ 70 à donner de leur temps aux exclus du monde. Elle est jeune, comme ses trois accompagnatrices du jour, toutes volontaires dans le voyage nocturne. Une dame rejoint le groupe: c'est Linda, invitée au titre de candidate potentielle. 
Elodie appelle le 115 pour connaître les besoins, Laetitia remplit la caisse isotherme bleue d'eau chaude, Annelise sélectionne à l'étage les effets qui pourraient être distribués, dont des bonnets. Des dons de particuliers. Amanda prépare les denrées.
Le véhicule est apprêté sur le trottoir. Récemment, des bénévoles ont manqué se faire renverser dans un accident. 


21H23. Départ de la mission. Nous sommes donc 6 à bord du fourgon sérigraphié Samu social 115. Premier arrêt, le plus important, rue du Sauvage. Nous y resterons environ une heure. Cette rue, je la connais trop bien, de la fin de nuit au début de soirée. Avant 22 heures, elle est encore animée. Devant une friche commerciale, Marco* a établi son domicile. Lampe, lumignons, lit, couverture et ce qu'il doit encore posséder. Il est entouré d'un groupe de jeunes. Il y a entre autres Dido* dont le chien est muselé. La police l'avait mise en garde, sinon son compagnon à pattes lui serait retiré. Les filles de la Croix-Rouge commencent la distribution de boissons chaudes et d'en-cas. Jeannot* est là aussi, vieux routier de la rue. Les noms sont relevés, préalable à la ration. 

                       La rue est violente

Je retrouve Pierrick*, un compagnon de la rue qui dispose aujourd'hui d'un toit, du chauffage et de l'eau chaude, mais dont le monde économique ne voudrait plus, à 50 ans. "A partir d'un certain âge vous ne remontez plus". Il a toujours l’œil clair, la mine sympathique et le verbe d'un penseur. On va longuement causer ensemble. L'ancien de la ZUP qui travailla dans les assurances se tient à l'écart de la grappe, considérant ses frères du trottoir mais aussi ceux qui profitent, dit-il, de cette générosité gratuite. On sait que le véhicule blanc passe le soir avant 22 heures. Pierrick* me parle de la loi du plus fort dans la rue. Il n'est pas bienvenu d'intégrer un groupe. De sa voix douce, il savoure notre échange. "Ça fait du bien de voir des gens normaux". Lui se félicite qu'on lui ait permis de rebondir. Il s'emploie à aider à son tour, en partageant le Guide de la débrouille d'ATD quart-monde, recueil des adresses que tout SDF devrait connaître, où frapper, où se laver, comment accéder à la culture. Le solitaire mulhousien évoque encore la discrétion des femmes, "invisibles". Et pourtant, il en connaît, des conjointes d'artisans sur le carreau, dépourvues du fait de l'absence de cotisations. Mais elles n'affrontent pas la rue, trop violente. La BAC passe dans son break sombre.





22H27. Il faut partir. Annelise fait ses comptes: 23 personnes alimentées ici.  

La rue du Sauvage est toujours dans le bruit.
Gay-Lussac, deuxième arrêt. Il sera bref. Une prostituée africaine se dessine. Elles sont deux bénéficiaires dans le secteur. La maraude ne s'aventure plus vers le Hasenrain, où les loueuses de corps "travaillent" sous la surveillance proche de leurs souteneurs. Du reste, il leur est interdit de grignoter en service. On ne badine pas avec le sexe.

22H50. Dans les environs du Trident. Une âme charitable a signalé au 115 la présence d'un individu dormant dans une voiture. Nous voilà sur le parking fantomatique d'une grande surface. Au pied d'un lampadaire éteint, un véhicule dans l'obscurité. La patrouille va réveiller un jeune homme, Alain*, qui n'en revient pas d'avoir de la visite. Cela fait deux mois qu'il vit dans sa Citroën immobilisée. Elle ne démarre plus, la batterie sans doute inanimée. Ce garçon de 22 ans vient de Saint-Dizier. Il est en première année à l'UHA. Il sort en blouson et emporte un sac. Il va passer le week-end au foyer du Pont à Bourtzwiller. Son horizon semble s'éclaircir aussi, car il devrait enfin avoir sa chambre d'étudiant.  




           A minuit, il fait -1°, -6° en ressenti


Dans le fourgon, les coéquipières d'Elodie s'esclaffent: "nous sommes des humoristes qui n'avons pas fait carrière" ! Il va être 23H45. C'est le moment d'aller à la gare centrale. Quasiment déserte bien entendu. Annelise est soulagée de retrouver le réfugié kosovar qu'elle avait servi plus tôt. Un jeune garçon, sans aucun bagage. Il sera confié au Bon Foyer de l'Armée du Salut dans une heure.
Une dizaine de visages dans la galerie entre les halls de départ et d'arrivée. 
Comme Marius* un jeune adulte qui avait passé des nuits à -20° dans sa camionnette. Plus loin, Christophe*, qui ne veut rien d'autre qu'un sac de couchage, déterminé à rester dehors alors qu'il serait gravement malade. Une femme de 60 ans aussi, dont les traits correspondent à ceux d'une amie. Et une autre, seule, avec un cycle. C'est une Asiatique. Chinoise, confirme-t-elle quand j'ose la conversation. Elle se contente d'une soupe chaude. 
Et enfin, ce binôme incroyable formé d'un grand gaillard gai et d'un gringalet erratique. Ils seraient frères. Deux Polonais que nous escortons au foyer Gambetta, l'ancien hôtel des cheminots, dont le réceptionniste est roumain. 









0H56. Deuxième passage rue du Sauvage. Marco* est assis sous ses couvertures, l’œil égaré. Une amie tente de le réconforter. De nouvelles têtes apparaissent. Dido* est dans un état second cette fois. Un gars chapeauté vient prendre la température de la rue, il voulait prendre l'air. Un jeune à casquette quémande des sous-vêtements lors de la distribution. 
Un groupe passe. On frôle l'incident entre un de ses membres et la fille au chevet du sans-abri. Des gens rentrent. 

01H15. Il faut récupérer une femme âgée devant un snack de l'avenue de Colmar. Le tenancier aurait appelé le 115. Je la connais. Elle affirme ne plus pouvoir rentrer chez elle, ses parents étant partis en vacances depuis un an... Elle est conduite au Pont.








La mission se termine. Retour au poste de la rue Vauban. Au passage, on dépose devant chez elle Linda, qui rejoindra ou non les bénévoles maintenant qu'elle sait. Aucun maraudeur n'est censé rentrer à pied chez lui. Les filles sont éreintées mais heureuses. Le 115 avait annoncé une trentaine de personnes à desservir. Ce soir,  il y avait un toit pour chacun. Et surtout, il ne s'est trouvé aucun enfant dans la nuit mulhousienne. 
Il est 2H quand je rend mon multi-poches à la croix rouge. 
Mais en reprenant le volant, je pense particulièrement à cet étudiant naufragé social en rade dans sa voiture. Il aurait pu être mon fils.  



Annelise, Amanda,Laetitia et Elodie













* Les prénoms ont été modifiés.


 

DREYECKLAND : LES ADIEUX DE NINA ET DE JEAN-YVES




 
Agnain Martin, président de Dreyeckland, Nina et Jean-Yves


A la fin des années 80, Radio Portesud faisait voyager le Sud Alsace sur « la bonne latitude ». Blandine était troublante, Tony hors sol comme on dirait aujourd’hui, Liselotte « chantonnait » dans ses interventions.

Les années passaient. Les animateurs précités ont pris un autre vol. D’autres ont suivi. Nina entra un jour dans mon environnement. La première image qui me revient est celle de notre rencontre à l’Auberge du Zoo. Je me souviens de son visage rieur et de ses lunettes espiègles.

A l’état civil, cette petite dame multifacette apparaît sous Christina Irène Boigeol. Nina Christina revient familièrement. Pour ses collègues et pour une raison incompréhensible, elle s’appelle « la vieille ». Il faut probablement chercher l’explication dans la longue route de notre animatrice – réalisatrice, illustration vivante de ce qu’un individu peut accomplir durant son existence dans la diversité de ses parcours. Nina a eu plusieurs vies professionnelles. Le fil conducteur étant possiblement la relation humaine.

Les archives de la rédaction me renvoient à deux événements marquants. Une Nina appelant le secours médiatique depuis son restaurant de Fessenheim pour faire valoir ses revendications.

Une Nina militante qui passa outre la supplication de son employeur en se présentant aux législatives de 1997 contre le lion d’Altkirch et qui fit un score confidentiel. Les gens de média ne font pas les meilleurs candidats politiques.

Nina, c’est un peu plus que le quart de siècle derrière le micro. « Toujours de bonne humeur » à la promotion, bougonne dans les couloirs. Une star de l’audiovisuel quoi. Nous avons donc longuement cheminé ensemble dans la même entreprise sans nous connaître vraiment. Un collègue est réputé ne pas être un ami.

Nina va prendre de la hauteur à l’âge où commence la vie selon Udo Jürgens, chanteur allemand qu’elle a contribué à promouvoir en miaulant à l’antenne. Après avoir maintenu la flamme alémanique sur Dreyeckland, elle va rallumer les fourneaux d’une auberge de fond de vallée et rassasier d’autres consommateurs de passage.

La radio est comme un disque. Le dernier sillon atteint, la musique s’arrête.

Nina aura été une figure de l’épopée Dreyeckland, la radio née à cause ou grâce à Fessenheim. Je n’aurais pas imaginé qu’elle coupât son réacteur avant que ne se taisent ceux de la centrale.

Bonne route Nina, toi qui sais que le bonheur est en cuisine.


Jean-Yves Scarpitta. J’ai trouvé JYS (à l’anglaise) pour simplifier. C’est un honneur de devenir homonyme de JY’S le restaurant étoilé d’un autre Jean-Yves, Schillinger, chef colmarien de renom.

Nous n’avons pas eu l’occasion de nous connaître en quatre années. Et pourtant, nous savons beaucoup l’un de l’autre. JYS parce qu’il envoûte par le verbe et manie la psychologie, moi par l’analyse « policière » du journaliste.

Jean-Yves « a une tête qu’on n’oublie pas », lui a servi un artiste lors d’un événement de la radio. Celle par exemple d’un chanteur de ma période favorite, les années 70, mais un physique de Hulk avec une imposante cage thoracique d’où s’extirpent des rires aussi profonds que le gouffre de Padirac.

 A sa prise de fonction, Jean-Yves m’avait confié qu’il se savait « Jean-Yves la chance ». Je crois pouvoir dire que j’ai eu la chance de croiser ce phénomène, tantôt directeur des programmes, tantôt gourou des ondes, toujours difficile à cerner, mais au message clair.

Omniprésent, assoiffé de travail, engagé sur tous les fronts, sa conduite des opérations pouvait être déconcertante. J’ai bu ses paroles, je n’ai gaspillé aucune miette des discours. J’ai aussi relevé un chapelet de remarques anodines, autant en quelques semaines que sur trois décennies de carrière.

JYS m’aura surtout époustouflé en s’emparant de l’antenne au pied levé, improvisant comme un orateur – né, n’ânonnant jamais. « La chance, c’est le talent que les autres n’ont pas ».

« Avec Dreyeckland, promettait-il, vous n’êtes jamais loin de vos artistes préférés ».  Maintenant que tu pars, JY, tu seras peut-être un peu plus près de nous. Merci de ce que tu m’as, de ce que tu nous as apporté.
La radio, c’est comme un vinyle. Tu as encore de nombreux sillons à tracer. Bonne route, chef !



Altkirch, 22.02.18